Pas de doute possible : dans quelques décennies, lorsque l’on tentera de se rappeler du début de l’année 2023, on ne pensera pas au couronnement du Roi Charles et encore moins  aux résultats des élections législatives au Turkménistan. À la place, on vivra plutôt des flashbacks un peu flous d’une population mobilisée contre un gouvernement en presque rupture, le tout sous la bande son improvisée de casseroles en unisson.

Un souvenir qui sera presque nostalgique… jusqu’au moment où on se souviendra que s’il faut dorénavant travailler deux ans de plus avant de pouvoir prendre sa retraite, c’est justement à cause de ce moment-là.

Du coup, pas de nostalgie finalement.

Car effectivement, c’est désormais acté. Depuis de nombreuses semaines : la réforme des retraites a réussi son passage en force, et une nouvelle ère vient de débuter dans la vie professionnelle des français. Pour se mettre dans l’ambiance, on peut presque imaginer des funérailles Viking : sur une barque s’éloignant au large, on retrouve les résidus de deux ans que l’on ne retrouvera jamais.

Mais tout cela a forcément un sens. Forcément.

(N’est-ce pas ?)

En fait, c’est exactement ce que l’on va tenter de découvrir.

Réforme des retraites : l’avant et l’après

On l’oublie souvent, mais le projet original de réforme des retraites était bien, bien différent de celui qui s’est retrouvé promulgué à grands coups de 49.3. À l’origine, il s’agissait plutôt de redéfinir le système en profondeur, notamment via : 

  • L’introduction d’un système universel par points : c’est, grossièrement, le mode de fonctionnement des retraites complémentaires obligatoires. Chaque euro cotisé est comptabilisé pour l’obtention de points d’une valeur définie. Cela s’oppose au système actuel, qui est basé sur la validation d’un nombre de trimestres par an (4). En théorie, cela permet de rendre plus souple la cotisation, mais l’idée a été abandonnée car trop complexe.
  • La (potentielle) mise en place d’un décalage automatique de l'âge de départ en lien avec l’espérance de vie : attention c’est violent, mais pour garantir le maintien de l’équilibre, il était prévu d’adopter un processus qui redéfinirait l'âge de départ à la retraite, en lien avec l’espérance de vie nationale. Une indexation déjà pratiquée dans d’autres pays, notamment au Danemark, où la retraite n’existera pas avant 70 ans d’ici 2040. Sympa.
  • Le maintien de l'âge de départ à 62 ans : avec un départ à taux plein à 64 ans.
  • La création d’une caisse nationale : plus de CNAV, d’AGIRC-ARRCO, d’IRCANTEC ou de CNAVPL. L’idée était de tout simplifier et de mettre en place une caisse unique et souveraine. On imagine que si Héraclès lui-même avait eu une telle mission dans ses travaux, il n’aurait jamais été accueilli sur l’Olympe.

Il existe d’autres mesures, développées par exemple ici, mais globalement, nous sommes donc assez loin de la tournure actuelle de la réforme, qui, officiellement, met donc en place : 

  • Le décalage de l'âge de départ à la retraite à 64 ans, à raison d’un trimestre par année pour passer de 62 ans en 2022 à 64 ans en 2030
  • L’allongement de la durée de cotisation à 43 ans minimum, pour obtenir la retraite à taux plein
  • L’augmentation du minimum de pension à 85 % du SMIC (les très débattus 1 200 euros bruts)... mais uniquement pour les carrières complètes, qui n’ont connu ni pause, ni variation de revenus sous le SMIC (soit environ 10 000 personnes par an… sur 600 000).
  • L'aménagement des carrières longues : en commençant à travailler avant 21 ans, il sera possible de prendre une retraite anticipée sans décote. Ainsi, en débutant son aventure professionnelle à 20 ans,  un actif pourra partir à 63 ans.  
  • La meilleure prise en compte de la pénibilité, via la création de fonds de prévention, de nouveaux droits et la fixation de l’âge de la retraite pour les individus reconnus en incapacité à 60 ans.
  • La suppression de nombreux régimes spéciaux, comme ceux de la RATP, des IEG (entreprises de l'industrie électrique et gazière), de la Banque de France, du Conseil économique social et environnemental ou encore des clercs et employés de notaire.

Mais tout cela, vous le savez probablement déjà.

Emmené par le mouvement social, le débat national n’a tourné qu’autour d’une ou deux thématiques : le prolongement de l'âge de départ, et l’imbroglio autour de la promesse des 1200€ de pension.

Pourtant, la réforme, telle qu’elle va s’appliquer en Septembre, pourrait avoir des conséquences inattendues. Tant économiques, que pratiques, professionnelles, et surtout, sociales.

Une prise de conscience et un intéressement générationnel

Un site inaccessible, des équipes techniques débordées, des internautes impatients et une hype monumentale qui s’installe, presque comme si elle était vivante et respirante.

Et pourtant, ce n’est ni la mise en vente des billets pour les dates de Beyoncé, ni l’ouverture des réservations pour assister aux JO à Paris. En fait, c’est la simple mise à jour du site info-retraite.fr, suite à l’ajout des mesures de la réforme dans la méthode de calcul du simulateur.

500.000 personnes ont ainsi tenté de se connecter, souvent en vain, suite à l’actualisation du site au cours du mois de Juin. 

Une course à l’information qui fait écho avec l’instauration de rendez-vous dédiés à l’accompagnement vers la retraite, proposés par plusieurs régions et qui, ici aussi, ont été pris d’assaut… et pas forcément par des cinquantenaires inquiets.

De plus en plus jeune, on se préoccupe pour ses vieux jours, on essaye d’anticiper le montant de sa pension, souvent parce qu’on ne souhaite pas forcément attendre l'âge légal pour arrêter de travailler.

C’est l’impact concret de deux ans en plus et d’une réforme qui a tellement cristallisé l’attention générale, qu’elle à fini par autant percer qu’une série Netflix.

Côté mobilisation, les lycées et les universités ont plus d’une fois affirmé et illustré leur soutien inconditionnel, et au sein des rangs, une appréhension réelle était palpable, venant défier l’idée d’une volonté de manifester pour manifester (et sécher les cours).

Si on commence à 21 ans, on est à la retraite à 64-65 ans. Nous, on est en quatrième année d'étude, on sait qu'on n'est pas prêt de travailler et par exemple, si on veut devenir avocat, c'est bac +5 et deux ans d'école des avocats donc ça fait un peu peur..." explique par exemple une étudiante interrogée par Europe 1.

Chez les plus jeunes cependant, la contestation a comme un goût de défaitisme, tant l’idée d’un avenir précaire semble définitivement ancré dans les attentes collectives. Il se s’agit donc plus de se battre pour maintenir ses droits et son niveau de vie, mais d’accepter l’échec et de se préparer en conséquence, quitte à le faire dans son coin, sans l’aide de l’État.

"Dès qu'on est lancé dans le professionnel, c'est commencer à épargner, commencer à faire des placements mais on préfère diversifier nos revenus à l'avenir pour ne pas dépendre que de la retraite, parce que sinon, ça va être catastrophique" pense par exemple un autre étudiant.

Un témoignage qui est au moins autant inspirant que terrorisant.

Les effets inattendus : sur les employeurs, sur les inégalités…et le fait que le système reste en déficit

À quelques mois d’intervalle, ce rapport du COR (le Conseil d’Orientation des Retraites) aurait sûrement eu l’effet d’une bombe nucléaire. Ou plusieurs.

Car selon toute vraisemblance, la réforme ne résoudra pas le problème qu’elle est censée régler : même après son application, le système restera déficitaire, et pour longtemps. Jusqu’à 2045, “au mieux”.

Une information qui devrait être encore plus difficile à avec hors des ministères, là où les répercussions seront réelles. Définissables en mois, en années de travail, en euros en moins, en pénibilité non constatée.

Sur les inégalités de genre

Nous en avons beaucoup parlé, c’est désormais confirmé : les femmes continueront à être les principales victimes de la réforme, avec un répercussion plus agressive du décalage de l'âge de départ face aux hommes.

Ainsi, en moyenne, les femmes nées en 1966 ne pourront qu’observer leur temps à la retraite diminuer de 7,5 mois, alors la statistique affiche 6,2 mois pour les hommes. Un écart qui ne fera que progresser génération après génération, car celles qui sont nées en 1984 devront faire face à une baisse de 7,3 mois, quand de l’autre côté, les hommes verront leur perte limitée à 4,6 mois.

Sur les employeurs

Les entreprises sont-elles réellement en capacité de gérer un vieillissement de la force de travail ? Avec un emploi sénior de plus en plus précaire et une employabilité compliquée, un lourd poids va désormais reposer sur le dos des employeurs.

Une responsabilité qui n’est pas du tout anticipée, alors que, paradoxalement, une augmentation du pourcentage des actifs âgés générera un coût concret non négligeable qu’il faudra absorber. D’une manière ou d’une autre.

"Quelque soit l'adaptation du poste qu'il (le chef d'entreprise) a pu faire, la préservation des conditions de travail qu'il a pu mettre en place, finalement, toute cette usure que le salarié a connu tout au long de sa carrière et bien c'est le dernier employeur qui va payer. Donc ça refroidit pour employer un senior !" confesse par exemple un chef d’entreprise interrogé.

Cette tension pourrait alors créer un boost des procédures de ruptures conventionnelles visant explicitement les travailleurs séniors… les plongeant de facto dans encore plus de précarité.

Sur notre manière de travailler

En limitant l’accès à la pension minimale de 1200€ bruts aux carrières longues, le gouvernement va implicitement creuser certaines inégalités. Car statistiquement, c’est forcément les revenus les plus faibles qui jouissent le moins de carrières stables et sans remous.

Socialement, cela pourrait avoir des conséquences diverses et variées, comme la volonté absolue pour les moins privilégiés de maintenir une carrière constante, pour ne pas être pénalisé. Cela veut dire rester au sein d’entreprises problématiques ou de postes dégradants, ne plus prendre de risques, tenter l’entreprenariat, quitter son emploi voire même en chercher un nouveau. Tout cela pourrait avoir un impact considérable sur la santé mentale de toute une génération d’actifs, se sentant “coincés” dans une carrière qu’ils ne peuvent briser.

À l’heure où la réforme n’est qu’à quelques mois de son déploiement, beaucoup de signaux sont donc assez alarmants, mais… Pour autant, il ne s’agit que de signaux. Des anticipations ou prévisions.

Si certaines conséquences, portant notamment sur l’accroissement des inégalités, sont quasiment acquises, le reste demeure de la spéculation. Et malgré tout, la réforme telle que nous la vivons aujourd’hui, même si elle a cédé sur le point crucial de l'âge de départ à la retraite, s’avère plus conciliante que prévu.

C’est une maigre consolation, mais ça reste une consolation.