De loin, on observe tous les remous créés par la future réforme des retraites, et on ne peut conclure que d’une chose : le pays est divisé.

Alors que, dans les faits, si quasiment 4 français sur 5 sont opposés aux principales propositions du gouvernement (avec en tête de liste le recul de l'âge de départ minimum), tous ne rejettent pas entièrement l’idée même d’une révision de la loi.

Car selon un sondage OpinionWay relayé par les Echos, 61% de la population estime qu’une réforme reste “nécessaire” pour rééquilibrer le système actuel.

Le problème n’étant pas l’idée même d’une révision, mais plutôt le contenu de celle qui est actuellement proposée par la majorité. Un contenu qui peut être résumé en à peine trois mots : plus de travail.

Et c’est justement cette idée très précise qui cristallise tant de rancœur, par ce qu’elle engendre dès maintenant, et ce qu’elle fera peser sur les épaules de nombreux actifs dans un futur plus ou moins proche.

Il faut dire qu’à travers le refus de l’allongement de la durée de cotisation, c’est l’appréhension du travail lui-même qui se retrouve illustré. C’est le prolongement assez fatal d’un sacrifice obligatoire, surtout quand on considère que 9 français sur 10 se disent désengagés dans leur travail.

Alors, et si l’urgence c’était plutôt de réfléchir sur une nouvelle approche du travail ? Mieux faire correspondre les nouvelles réalités du terrain avec les systèmes gouvernementaux actuels ?

La carrière "normale" n'existe plus

Avant toute chose, il est quand même nécessaire de savoir d’où on part.

Poser les bases.

Quelle est la situation actuelle, réelle.

Et celle qui arrive.

Et aujourd’hui, force de constater que le “job hopping” a le vent en poupe.

Le fait de changer d’emploi de façon hyper récurrente n’a jamais été aussi populaire, surtout chez les 18-35 ans. Et souvent, ses adeptes le pratiquent sans aucun plan de secours, quitte à passer par la case chômage.

D’ailleurs, on estime que les membres de la Gen Z connaîtront plus de 10 postes différents entre 18 et 34 ans, 2 fois plus que la génération précédente.

Puis, il y a d’autres statistiques. Toujours sur la Gen Z.

Comme le fait que 50% d’entre eux soient tentés par une aventure en tant qu’indépendants/entrepreneurs au sein de leur carrière. Un chiffre qui se confirme en France avec l'explosion des créations d’entreprises et micro-entreprises (+90% depuis 2015).

Donc oui, aujourd’hui, on ne travaille déjà plus comme hier.

Et l’image de la petite carrière complète effectuée au sein d’une unique boîte, sans changements de statuts, périodes fastes et lentes, sans remous… elle est devenue un chouïa utopique.

Le problème, c’est que les différents systèmes (dont celui des retraites) n’ont pas vraiment été construits pour s’adapter à une telle diversité de parcours, aux différents impacts de la vie de tous les jours (il suffit de constater les disparités créées entre les hommes et les femmes lorsque l'heure de la retraite arrive).

Alors on se retrouve à s’auto-limiter dans ses aspirations, pour rentrer dans les clous. Ou pire, on peut aussi découvrir avec pas mal d’effroi, et souvent quand il est déjà trop tard, que l’on a même pas encore commencé à cotiser à 30 ans, la faute à de longues études, des expérimentations professionnelles, ou différents problèmes de vie courante.

Et cela fait mal.

Et on comprend d’un coup d’où vient cette propension actuelle à s’auto-employer à travers le freelancing ou autre : derrière les envies de liberté se trouvent le plus souvent des idées d’épanouissement qui se retrouvent incompatibles avec un univers professionnel hyper figé.

Autrement dit : le monde du travail évolue beaucoup trop vite en comparaison des systèmes qui, pourtant, sont censés le réguler et le soutenir.

Et cela crée forcément un énorme déséquilibre aux conséquences terribles, et dont tout le monde prend peu à peu conscience.

Une prise de conscience sous forme de révolte

Les nouveaux actifs, les jeunes diplômés, les nouveaux entrants sur le marché du travail, mais aussi de nombreux salariés historiques, des reconvertis, des indépendants, en réalité n’importe qui -vraiment- ; de plus en plus adoptent un autre état d’esprit, un autre ajustement au travail. Un mindset porté sur un “empowerment” définissant un nouveau rapport de force entre employé et entreprise.

En fait, sous la perception du “plus personne ne veut travailler dans ce pays” se cachent plutôt un ensemble de revendications bien plus profondes, que l’on pourrait résumer en “plus personne ne veut travailler pour n’importe qui, dans n’importe quelles conditions” ou encore “plus personne n’a envie de contribuer à un système qui ne semble plus répondre efficacement aux besoins d’une frange de la population”.

Aux États-Unis, on pense aux employés désabusés qui décident de démissionner par solidarité en quittant tous leur travail en même temps, au boom improbable de syndiqués ou au nombre de grèves ayant triplé en un an… Un monde parallèle façon multiverse où même au pays du capitalisme dévergondé, toutes les tendances pointent vers une révolte des travailleurs, portée par une nouvelle génération vraiment motivée.

Une idéologie qui provient, selon la journaliste Kim Kelly d’une simple observation : des adolescents, des jeunes adultes, qui ont connu leurs parents cassés par le travail, se tuant à la tâche, rentrant tard le soir, avec comme point d’horizon une retraite, un repos enfin mérité, comme un objectif lointain justifiant tous les sacrifices.

Et maintenant, c’est leur tour.

Sauf que cette fois, il y a un twist : encore plus de précarité, et une retraite repoussée dans le temps.

Et cet avenir, qui semble déjà pré-tracé, beaucoup ne l’acceptent pas.

Au point d’être prêts à se battre pour le neutraliser, ne pas avoir à s’y conformer.

Image de manifestants

Mais cette philosophie n’est pas uniquement portée par les nouvelles générations. Depuis des années maintenant, les indépendants, les freelances et les actifs ayant connu plusieurs statuts, tous s’étaient déjà cassés les dents contre un système un peu dépassé car pensé pour convenir prioritairement aux besoins d’une norme, plutôt qu’aux spécificités de chacun.

Sous l’impulsion du mouvement “future of work” de nombreux acteurs, entreprises et collectifs ont défini et déployé des dispositifs et des procédés qui ont grandement contribué à l'émancipation d’une nouvelle culture du travail : moins rigide, moins catégorisée, plus diverse, plus ancrée dans le réel.

On peut par exemple mentionner toutes les entreprises qui tentent de décomplexifier le freelancing en apportant aux indépendants les mêmes avantages sociaux dont bénéficient les salariés (Comet), celles qui adoptent la flexibilité totale (X-Team), la transparence et l’équilibre des salaires (Shine), de nouveaux styles de management plus inclusifs (Alan), ou encore celles qui redéfinissent totalement le rapport au travail (Zappos).

Il existe une grande volonté de mettre en avant des procédés -sincères- de déconnexion, de respect de l’équilibre pro-perso, de valorisation de profils différents et atypiques. Une “dédramatisation” du travail via l’abandon progressif de la culture du hustle (travailler le plus possible pour bien se faire voir par sa direction) et des clichés qui dominaient hier les bureaux.

Des avancées très délimitées certes, et qui n’ont pas encore trouvé leur écho sur le plan gouvernemental, mais qui mettent en lumière quelque chose d'inattendu : il est possible de sécuriser certains aspects de sa carrière pour prendre de l’avance sur des politiques qui n’avancent clairement pas assez vite.

Vers un monde du travail moins formaté et plus hybride

Changer notre rapport au travail ne sera pas une question de réforme à soutenir ou rejeter, non. Cela ne sera pas non plus l’affaire de quelques mesures ou d’une poignées d’actions. En vrai, il s’agira davantage du maintien d’un état d’esprit -déjà bien présent pour le coup- pour faire évoluer les codes établis vers plus de malléabilité.

Et honnêtement, il y a de quoi être confiant.

Historiquement, le travail a plus ou moins toujours été perçu comme un rapport de force. On y a progressivement ajouté une dimension sociale, participative via la contribution à la société, mais ce que n’est que depuis peu qu’il a su assumer sa dimension purement personnelle. Travailler pour s’épanouir, pour apprendre, pour se développer, pour porter ses idéaux et pour contribuer à créer quelque chose qui a du sens, qui s’inscrit dans une démarche qui génère une certaine fierté individuelle et collective.

Tout cela n’était qu’utopie à l’époque du métro-boulot-dodo, du patron ou du manager qui donne des ordres à suivre et du corporatisme absolu.

Mais aujourd’hui, on peut vraiment commencer à façonner sa carrière comme on l’entend.

Même si, oui du coup, cela n’est pas encore optimal… bien que beaucoup travaillent à ce que cela le devienne.

On peut reprendre en main son rapport au travail, sa retraite, son impact, et se sentir soutenu.

En réalité, on n'a jamais été aussi proche de cette libération. Même si nous en sommes paradoxalement encore loin (très loin), principalement parce que tout ceci ne concerne qu’une infime partie de la population, souvent déjà privilégiée. Mais ce n’est pas une raison pour s'arrêter là.

Il faut continuer, de faire évoluer les mentalités, d’œuvrer au quotidien pour créer un futur plus éthique et moins oppressif, plus diversifié, plus ouvert aux différents parcours et choix de vie, pour que le fait de simplement travailler un peu plus… ne soit plus synonyme de sacrifice ultime.