[Interview Laëtitia Vitaud] : Le rapport âge/travail n'est plus linéaire

“Un indépendant est un peu comme un humain qui grandit.”

Après lecture de son livre, écoute de ses podcasts, décryptage de ses articles, j’ai eu la chance d’avoir plusieurs échanges passionnants avec Laëtitia Vitaud. Simple, engagée, passionnée, Laëtitia m’a ouvert les yeux sur de nouvelles approches du futur du travail : la vie en plusieurs phases, l’évolution des carrières, le décalage entre les institutions et la réalité du travail en 2022, les inégalités des femmes face à la retraite,... J’ai eu envie de partager avec vous ces discussions, sous la forme d’une interview riche et dense qui je l’espère vous plaira.

Qui est Laëtitia VITAUD ?

Autrice et conférencière sur le futur du travail, Laëtitia a créé son activité en 2015, en écrivant sur le sujet des reconversions. Elle a traité énormément de sujets, des freelances à la transformation des ressources humaines, en passant par les défis du management dans un monde de transition et de transition numérique en particulier. 

Aujourd'hui, elle a plusieurs grandes activités de médias, à destination des entreprises, des managers, des DRH,... Elle écrit pour Welcome to the Jungle mais aussi Vives Media, newsletter lancée par Bayard qui parle des femmes de plus de 45 ans, grandes oubliées du système, alors qu’elles représentent une part très importante de la population.

Elle s’intéresse en particulier au rapport entre l’âge et le travail dont la conception, contrairement aux générations précédentes, n’est plus linéaire.

Sur fond de révolution démographique, de vieillissement très rapide de la population, elle s’interroge sur notre rapport au travail, à l’âge et à la retraite, évidemment.

“L’adéquation qu'on faisait entre l'âge et le travail est en train d'être cassée”

Le passage du paradigme industriel au paradigme numérique

Le paradigme industriel, datant du modèle fordiste a donné naissance à toutes nos institutions de travail, que ce soit les syndicats, les organisations modernes, les départements des ressources humaines, les systèmes de retraite, etc,...

C'est la transition de ce paradigme industriel vers un paradigme numérique qui remet en cause la base de notre rapport au travail. 

Beaucoup des institutions héritées du monde industriel ne collent plus tout à fait au modèle actuel. Elles répondent toujours à des besoins existants, mais il y a beaucoup plus de gens qui n'en profitent pas ou qui, sortant des cases définies, ont de nouveaux besoins. Il y a un décalage de plus en plus grand entre ces institutions existantes et la réalité.

Cela se traduit par de multiples facettes et notamment dans la façon dont on conçoit nos différentes étapes de vie. La version classique commence par notre enfance, l’école, les études, c’est-à-dire une phase de vie où l’on se forme. Ensuite, on travaille pendant 40 ans et on part à la retraite. C'est sur modèle linéaire en 3 phases qu’étaient basées les institutions du paradigme industriel. C’est justement ce modèle qui n’est plus d’actualité. 

On est de plus en plus nombreux à avoir des phases multiples dans nos vies. La vie en trois phases n’a plus lieu d’être, on se forme, on se reconvertit, on entreprend, on s’arrête, on reprend,... Pourtant, les institutions ne sont pas faites pour cette transition qui requiert un changement de modèle important.

Cette transition de modèle et cette transition économique sont caractérisées par une montée de l'individualisme avec des individus qui cherchent un sens dans leur travail et ne veulent plus être seulement des exécutants.

En parallèle, depuis la révolution industrielle on a gagné environ 3 ans d’espérance de vie toutes les décennies, ça fait presque 50 ans de gagnés ! Les institutions telles qu'on les avait imaginées, correspondaient à un moment où l'espérance de vie était corrélée, à peu près, au moment du départ à la retraite, voire était un peu en dessous. Du coup, d’un point de vue statistique, on a du mal à s’y retrouver.

On est dans un cas de figure aujourd'hui, qui est radicalement différent. Les gens qui sont en âge de partir à la retraite sont très nombreux et cette période s’étire dans le temps. Il n’y a même plus une seule catégorie de retraités mais d’énormes différences parmi cette classe : il y a des jeunes retraités, il y a des vieux jeunes, il y a des gens en bonne santé et d'autres pas du tout. Il y en a qui sont actifs, d’autres non, des personnes qui font du bénévolat, d'autres qui sont dépendants. Cette catégorie, les “retraités”, représentera bientôt un tiers de la population et aucune institution n’est pensée pour couvrir cette masse de gens.

Quels sont les enjeux majeurs de la transition de modèle ?

Cette question est très vaste et nous allons prendre quelques exemples pour y répondre.

Il y a une économie qui change très, très vite. Les technologies, les échanges, la transmission de données, évoluent de manière exponentielle. Face à cela, nos institutions restent linéaires. Il y a donc un décalage grandissant entre la réalité du travail et son organisation institutionnelle. C’est ce qu’explique Azeem Azhar avec la théorie de l”exponential gap” dans son ouvrage Exponential.

Des institutions à réformer

Concrètement, les institutions pensées correspondaient à trois temps dans la vie d’une personne : formation, travail, retraite. On se formait dans la première phase, dans la deuxième on mettait en pratique ces compétences acquises. Enfin on prévoyait la fin de sa carrière et sa retraite, la troisième phase. Mais aujourd’hui, la réalité est que les carrières sont beaucoup plus hachées et que ces institutions ne collent plus.

> Le cas de la formation

Prenons l’exemple concret de la formation. Il est commun de se réorienter, se reconvertir et se former en cours de carrière, au cours de cette fameuse deuxième phase. Hors les écoles, universités, formations de toutes sortes correspondent encore beaucoup au profil de l’étudiant, ayant une vingtaine d’années, sans enfant, pas forcément autonome financièrement, sans famille à assumer, etc…

L'offre de nouveaux services de formation, de nouveaux contenus qui servent à des publics différents se développent. Mais aujourd’hui encore, quand on a 45 ans, un loyer à payer, des enfants, le problème n'est pas tant de se former ou de trouver un institut pour se former, pour faire un autre métier (que ce soit subi ou choisi). Le problème, c'est surtout la perte de revenus qui correspond à l'arrêt de son activité professionnelle pendant un an ou deux ans, selon la durée qu'il faut pour se former à ce nouveau métier.

Il y a alors deux types de pistes de réflexion à ce stade. D'abord, le diplôme à avoir pour se reconvertir. Il est inadapté parce que quand on a 45 ans, on ne va pas se former de la même manière que quand on a 20 ans. Quand on a 20 ans, on a tout à apprendre. Quand on a 45 ans, on a une sacrée expérience. On a déjà travaillé, on a déjà des connaissances valorisables. On pourrait donc imaginer des formations plus modulables, plutôt par petites briques et ajustables. Ensuite, vient cette question cruciale du revenu.

La question cruciale du revenu

La deuxième chose, ce sont donc les revenus. On en a besoin lorsque l’on prépare une reconversion professionnelle par exemple. Le chômage répond en partie à cette problématique mais il ne concerne pas tout le monde, il requiert des conditions. On pourrait imaginer un revenu universel ou encore une rupture conventionnelle généralisée qui aide d’autres gens que certains cadres à se reconvertir.

Cette question de la perte de revenu ou de la disparition des revenus ou de la baisse des revenus à plusieurs moments de la vie active, c'est un sujet qui est de plus en plus fort et auquel on répond de manière beaucoup trop partielle. On n'a pas de vision suffisamment globale. 

Le problème du logement

Un autre cas concret, c'est la question de la mobilité professionnelle. Avec l’émergence de ce paradigme numérique on voit bien que l'activité se concentre majoritairement dans les grandes villes, les grandes métropoles et cela soulève de vraies problématiques autour du logement par exemple.

Le prix du logement monte partout, et dans les très grandes villes, encore plus. Or, les revenus n'ont pas évolué de la même manière, et aucune de nos institutions n'accompagne les mobilités géographiques. En tout cas, cela est très insuffisant pour régler cette question du logement. 

Aujourd'hui, la pénurie de travailleurs s'explique souvent par un paradoxe terrible : l’impossibilité de se loger là où il y a de l’emploi

Prenons un exemple concret : j'ai un restaurant dans le centre de Nantes. Je veux embaucher un serveur, mais c'est un mi temps. Ça ne paye pas très bien et il n'y a personne sur place. Il n'y a personne qui veut venir de l'extérieur parce qu'il ou elle ne peut pas se loger, avec le revenu que je propose pour ce travail là.

Travailler plus mais mieux

Ça fait toujours hurler les gens quand on dit qu'on va travailler plus longtemps. Mais travailler plus longtemps, ça veut dire travailler plus longtemps mais différemment, pas au même rythme. Pas forcément sur le rythme d’un emploi salarié, en étant présent du matin au soir, tous les jours, avec 5 semaines de congés payés dans l'année (et encore 5 semaines parce qu’on à la chance d’être en France) pendant x années. 

Ca peut être plutôt une super opportunité dans un contexte où la porosité entre travail et non-travail est plus forte. Il y a des moments où vous êtes à plein temps, puis entrepreneur, puis cadre, puis salarié, puis salarié à mi-temps à cause des contraintes de la vie, des opportunités, etc… et ça ouvre de belles perspectives !

Mais ces perspectives ne sont permettent pas d’occulter la question du revenu et des ressources financières qui sont nécessaires pour pouvoir mener ces différents projets de vie. Au-delà du rôle des institutions, de nous permettre d’avoir ces ressources financières pour gérer ces différents moments de pause, de travail, de formation,... la gestion de ses finances personnelles devient une question centrale. 

C’est une question qui va même au-delà d'un sujet de retraite, puisque ce n'est plus uniquement préparer ses vieux jours, c'est préparer toute sa vie sociétale, avec des frontières entre le travail et la retraite beaucoup plus floues. 

Cette idée de retraite où l’on s’arrête complètement, où l’on ne fait plus rien, assis sur une chaise longue est un fantasme qu’on devrait arrêter d’entretenir. L’arrêt total d’activité, le jour où l’on ne fait plus rien du tout c’est la mort. En revanche, on a toute une partie du travail, le travail gratuit (bénévolat, garde de ses enfants, soin de ses proches,...) qui n’est pas du tout valorisé aujourd’hui, ni rémunéré et sur ces sujets-là aussi on peut agir.

La complexité administrative, la complexité dans la gestion de ses finances personnelles, ses cotisations, son niveau d’information, c’est un cauchemar malgré les moyens technologiques d’aujourd’hui. On a encore beaucoup de tabous à casser parce que ces compétences par rapport à l’argent on en a tous besoin. 

“Cette idée de retraite où l’on s’arrête complètement, où l’on ne fait plus rien, assis sur une chaise longue est un fantasme qu’on devrait arrêter d’entretenir.”

La question de notre rapport à l’argent, une clé de lecture non négligeable

L’influence culturelle

Le tabou de l'argent est fort dans notre culture. Il y a, à cela, des raisons historiques religieuses mais aussi fiscales. L’intimité à la française consiste plutôt à vivre un peu caché, on n’expose pas son foyer aux yeux de tous, ni ses richesses. Contrairement par exemple aux Pays-Bas, pays historiquement protestant, où l’on a plutôt tendance à ouvrir grand ses fenêtres pour montrer que l’on a rien à cacher. 

Le problème de cette culture du secret, c'est qu’on manque de transparence sur des sujets fondamentaux. Pour lutter contre les injustices, notamment les décalages de paye entre femmes et hommes au même poste, il faut déjà de la transparence sur les salaires. 

On est justement en train de vivre des revendications très fortes en la matière. Il y a des demandes de transparence, de rendre des comptes. Même s’il n’est pas parfait, l'indice d'égalité mis en place depuis maintenant deux ou trois ans, oblige à fournir des données.

Cela permet aussi de travailler sur la rétention des collaborateurs. Encore aujourd’hui, de nombreux salariés sont obligés de partir de leur entreprise pour gagner plus parce que c'est tellement dur de demander et d’obtenir une augmentation significative. 

Des grilles de salaires très claires, négociées collectivement, transparentes, permettent  d’aller vers plus d’égalité. Nous sommes extrêmement inégaux selon notre éducation, notre genre lorsqu’il faut passer par des négociations, ,... Aller négocier, demander quelque chose qui n’est pas proposé, on sait que certaines personnes sont beaucoup moins enclines à le faire que d’autres et que typiquement, peu de femmes le font. 

Et les femmes dans tout ça ?

On a fait mine de le découvrir pendant la pandémie, mais il n'y a pas du tout d'évolution linéaire, d'une meilleure répartition genrée des tâches liées à la maison, à la famille (corvées ménagères, garde des enfants, soin des parents, l’entretien du foyer,,...), de ce travail gratuit non rémunéré. 70% des tâches ménagères sont faites par les femmes, c'est un chiffre qui évolue à peine ou pas du tout.

Sur les tâches parentales, c’est pareil, et dans certains pays, ça peut être encore plus. Même dans les pays scandinaves, on est à plus de 50%. Ca reste donc encore très, très inégalitaire. Et donc tout ce travail gratuit prend du temps sur le reste et notamment sur le travail rémunéré. Quand on fait le bilan, comme le temps n’est pas extensible, on a tous seulement 24h dans une journée, les différences sont énormes. 

Prenons un exemple. Je dois partir du bureau, partir d'une usine, à une heure précise, parce que je dois m'occuper de mes enfants. Cela m'oblige à demander un temps partiel. Parce que j’ai la responsabilité de l'entretien du foyer et de la garde de mes enfants, je n’évolue pas aussi rapidement que quelqu’un à temps plein. Ca me met également à l’écart d’opportunités. 

L’impact de la pandémie est désastreux sur ce point-là. De nombreux établissements de garde d’enfants par exemple ont fermés. Actuellement, il n’y a que 80% de capacité de garde par rapport à l’avant covid et les prix ont augmentés. 

Le résultat est que des millions de femmes n’ont pas repris le travail ou pas à temps plein. En France, on n'est pas loin de 80% de l'ensemble des emplois à temps partiel qui sont occupés par des femmes. Elles travaillent gratuitement, ne cotisent pas ou très peu et ont donc non seulement des écarts de revenus à cet instant T mais accumulent aussi du retard sur les évolutions de carrières futures et sur les réserves qu’elles pourraient se constituer pour plus tard.


Comment agir pour faire évoluer les choses ?

Il y a plusieurs niveaux de réponses. Il y a un niveau individuel et un niveau collectif. Il y a, à la fois les organisations privées, les individus mais aussi l'Etat avec nos instances collectives.

Pour commencer, prenons la garde d'enfants. On sait qu'en France, on n’est pas trop mal lotis, même ce n'est pas si facile que ça : il n'y a pas assez de crèches et ce n'est pas gratuit. Il y a beaucoup, beaucoup de femmes, notamment dans les bas revenus, qui vont faire le choix de garder leur enfant plutôt que de travailler pour un SMIC qui va servir uniquement à payer cette garde d’enfant. 

Il ne faut pas non plus occulter le fait que les métiers mal reconnus et mal rémunérés, sont souvent occupés par des femmes. On observe une corrélation à ce niveau-là puisque ce sont souvent des emplois qui viennent en concurrence du travail gratuit : les services à la personne, s'occuper des enfants, des vieux,... 

Ce travail gratuit n’est pas rémunéré mais ne donne également pas de droits, puisqu’on ne cotise pas. Ce niveau-là il est politique. On a parlé de la garde d’enfants petits, mais même après la crèche, la vie scolaire est incompatible avec le fait de travailler à temps plein. Quand on a un emploi à temps plein, qu'on n'est pas à côté de l'école de ses enfants, il est impossible d’aller chercher son enfant à 16 heures ou à 16h30. 

La deuxième chose pour aller vers plus d’égalité entre les hommes et les femmes c’est le sujet du congé paternité qui devrait être le même pour les 2 parents. Economiquement c’est loin d’être absurde en plus, parce qu’en faisant travailler davantage de femmes on fait naître des opportunités et ce sont de vrais leviers pour débloquer des points de croissance.

Le mot de la fin

On entre dans une deuxième phase qui pourrait être cette phase de prospérité qui a été celle, par exemple, de l'après-guerre avec le paradigme fordiste et la révolution de l'automobile.

On a encore de belles années devant nous, à condition de créer ces institutions qui assurent la prospérité et le partage des richesses, parce-que sinon, on peut au contraire passer complètement à côté. 

On est dans une période avec beaucoup de sujets d'inquiétude, le réchauffement climatique, la montée des inégalités, qui provoquent aussi une instabilité géopolitique et politique forte. Dans ce contexte, et face à des pays où l’on se bat encore pour l’avortement par exemple ou pour des droits fondamentaux, c’est presque un luxe de parler d’égalité de revenus, gardons le en tête.

Il faut surtout, que l’on apprenne à conjuguer l'individuel et le collectif et qu’on ne laisse pas l'individualisme prendre le dessus complètement parce que ça nous rendra malheureux. De plus en plus d’indépendants et de freelances participent à cette évolution du travail qui conjugue une envie de liberté et un besoin grandissant de synergies collectives. 

“Il faut surtout, que l’on apprenne à conjuguer l'individuel et le collectif et qu’on ne laisse pas l'individualisme prendre le dessus complètement parce que ça nous rendra malheureux.”